I

Comme de sa source on dévie !
Qu’un petit-fils ressemble peu !
Tacite devient Soulavie. 
Herclè se change en Palsambleu. 

La lyre a fait les mandolines ; 
Minos a procréé Séguier ;
La première des crinolines 
Fut une feuille de figuier. 

L’amour pour nous n’est présentable 
Qu’ivre, coiffé de son bandeau, 
Sa petite bedaine à table ;
L’antique amour fut buveur d’eau. 

La Bible, en ses épithalames, 
Bénit l’eau du puits large et rond. 
L’homme ancien ne comprend les femmes 
Qu’avec des cruches sur le front. 

Agar revient de la fontaine, 
Sephora revient du torrent, 
Sans chanter tonton mirontaine. 
Le front sage, et l’œil ignorant.

La citerne est l’entremetteuse 
Du grave mariage hébreu. 
Le diable l’emplit et la creuse ;
Dieu dans cette eau met le ciel bleu. 

Beaux jours ! Cantique des cantiques !
Oh ! les charmants siècles naïfs !
Comme ils sont jeunes, ces antiques !
Les Baruchs étaient les Baïfs. 

C’est le temps du temple aux cent marches, 
Et de Ninive, et des sommets 
Où les anges aux patriarches 
Offraient, pensifs, d’étranges mets. 

Ézéchiel en parle encore ;
Le ciel s’inquiétait de Job ;
On entendait Dieu dès l’aurore 
Dire : As-tu déjeuné, Jacob ?

II

Paix et sourire à ces temps calmes !
Les nourrices montraient leurs seins ;
Et l’arbre produisait des palmes, 
Et l’homme produisait des saints. 

Nous sommes loin de ces amphores 
Ayant pour anses deux bras blancs, 
Et de ces cœurs, mêlés d’aurores, 
Allant l’un vers l’autre à pas lents.

L’antique passion s’apaise. 
Nous sommes un autre âge d’or. 
Aimer, c’est vieux. Rosine pèse 
Bartholo, puis compte Lindor. 

Moins simples, nous sommes plus sages. 
Nos amours sont une forêt 
Où, vague, au fond des paysages, 
La Banque de France apparaît.

III

 Rhodope, la reine d’Égypte, 
Allait voir Amos dans son trou ;
Respects du dôme pour la crypte, 
Visite de l’astre au hibou ;

Et la pharaonne superbe 
Était contente chez Amos 
Si la roche offrait un peu d’herbe 
Aux longues lèvres des chameaux. 

Elle l’adorait satisfaite, 
Sans demander d’autre faveur, 
Pendant que le morne prophète 
Bougonnait dans un coin, rêveur. 

Amestris, la Ninon de Thèbe, 
Avait à son char deux griffons ;
Elle était semblable à l’Érèbe 
À cause de ses yeux profonds.

Pour qu’avec un tendre sourire 
Elle vînt jusqu’à son chenil, 
Le mage Oxus à l’hétaïre 
Offrait un rat sacré du Nil. 

Un antre traversé de poutres 
Avec des clous pour accrocher 
Des peaux saignantes et des outres, 
Telle était la chambre à coucher.

Près de Sarah, Job le psalmiste 
Dormait là sur le vert genêt, 
Chargeant quelque hyène alarmiste 
D’aboyer si quelqu’un venait. 

Phur, pontife des Cinq Sodomes, 
Fut un devin parlant aux vents, 
Un voyant parmi les fantômes, 
Un borgne parmi les vivants ;

Pour un lotus bleu, don inepte, 
La blonde Starnabuzaï 
Le recevait, comme on accepte 
Un abbé qui n’est point haï. 

Ségor, bonze à la peau brûlée, 
Nu dans les bois, lascif, bourru, 
Maigre, invitait Penthésilée 
À grignoter un oignon cru. 

Chramnès, prêtre au temple d’Électre, 
Demeurant, en de noirs pays. 
Dans un sépulcre, avec un spectre. 
Conviait à souper Thaïs.

Thaïs venait, et cette belle, 
Coupe en main, le roc pour chevet, 
Ayant le prêtre à côte d’elle 
Et le spectre en face, buvait. 

Dans ce passé crépusculaire. 
Les femmes se laissaient charmer 
Par les gousses d’ail et l’eau claire 
Dont se composait l’Art d’Aimer.

IV

Nos Phyllyres, nos Gloriantes, 
Nos Lydés aux cheveux flottants 
Ont fait beaucoup de variantes 
À ce programme des vieux temps. 

Aujourd’hui monsignor Nonotte 
N’entre chez Blanche au cœur d’acier 
Qu’après avoir payé la note 
Qu’elle peut avoir chez l’huissier. 

Aujourd’hui le roi de Bavière 
N’est admis chez doña Carmen 
Que s’il apporte une rivière, 
De fort belle eau, dans chaque main. 

Les belles que sous son feuillage 
Retient Bade aux flots non bourbeux, 
Ne vont point dans ce vieux village 
Pour voir des chariots à bœufs.

Sans argent, Bernis en personne, 
Balbutiant son quos ego
Tremble au moment où sa main sonne 
À la porte de Camargo. 

D’Ems à Cythère, quel fou rire 
Si Hafiz, fumant son chibouck, 
Prétendait griser Sylvanire 
Avec du vin de peau de bouc !

V

Le cœur ne fait plus de bêtises. 
Avoir des chèques est plus doux 
Que d’aller sous les frais cytises 
Verdir dans l’herbe ses genoux. 

Le soir, mettre sous clef des piastres 
Cause à l’âme un plus tendre émoi 
Qu’une rencontre sous les astres 
Disant à voix basse : Est-ce toi ?

Rien n’enchante plus une amante 
Et n’échauffe mieux un cœur froid 
Qu’une pile d’or qui s’augmente 
Pendant que la pudeur décroît. 

Les amours actuels abondent 
En combinaisons d’échiquiers. 
Doit, Avoir. Nos bergères tondent 
Moins de moutons que de banquiers.

Le cœur est le compteur suprême. 
La femme enfin a deviné 
L’effrayant pouvoir de Barême 
Ayant le torse de Phryné. 

Tout en chantant Schubert et Webre, 
Elle en vient à réaliser 
L’application de l’algèbre 
À l’amour, à l’âme, au baiser. 

Berthe a l’air vierge ; on la vénère ;
Dans l’azur du rêve elle a lu 
Que parfois un millionnaire, 
Lourd, vient se prendre à cette glu. 

Pour soulager un peu les riches 
De leur argent, pesant amas, 
Il sied que Paris ait les biches 
Et Londres les anonymas.

VI

À tant l’heure l’éventail joue. 
C’est plus cher si l’œil est plus vif. 
À Daphnis présentant sa joue 
Chloé présente son tarif. 

Pasithée, Anna, Circélyre, 
Lise au front mollement courbé, 
Palmyre en pleurs, Berthe en délire. 
S’amourachent par A + B.

Leurs instincts ne sont point volages. 
Les mains ouvertes, en rêvant, 
Toutes contemplent des feuillages 
De bank-notes, tremblant au vent. 

On a ces belles, on les dompte, 
On est des jeunes gens altiers, 
Vivons ! et l’on sort d’Amathonte 
Par le corridor des dettiers. 

Dans tel et tel théâtre bouffe, 
La musique vive et sans art 
Des écus et des sous étouffe 
Les cavatines de Mozart. 

Les chanteuses sont ainsi faites 
Qu’on est parfois, sous le rideau, 
Dévalisé par les fauvettes. 
Dans la forêt de Calzado.

VII

Sue un rouble par chaque pore, 
Sinon, porte ton cœur plutôt 
Au tigre noir de Singapore 
Qu’à Flora, qu’embaume Botot. 

Femme de cire, Catherine, 
Glacée, et douce à tout venant, 
S’offre, et d’un buste de vitrine 
Elle a le sourire tournant.

Oh ! ces marchandes de jeunesse !
Stella vend ses soupirs ardents ;
Luz vend son rire de faunesse 
Cassant des noix avec ses dents. 

Rose est pensive ; Alba la brune 
Est l’asphodèle de Sion ;
Glycéris semble au clair de lune 
La blancheur dans la vision ;

Regardez, c’est Paula, c’est Laure, 
C’est Phœbé ; dix-huit ans, vingt ans ;
Voyez ; les jeunes sont l’aurore 
Et les vieilles sont le printemps. 

Leur sein attend, frais comme un songe, 
Effleuré par leurs cheveux blonds. 
Que Samuel Bernard y plonge 
Son poing brutal plein de doublons. 

Au-dessus du juif qui prospère, 
Par le plafond ouvert, descend 
Le petit Cupidon, grand-père 
De tous les baisers d’à présent.

VIII

La nuit, la femme tend sa toile. 
Tous ses chiffres sont en arrêt, 
Non pour dépister une étoile, 
Mais pour découvrir Turcaret.

C’est la sombre calculatrice ;
Elle a la ruse du dragon ; 
Elle est fée ; et c’est en Jocrisse 
Qu’elle transfigure Harpagon. 

Elle compose ses trophées 
De vins bus, de brelans carrés, 
Et de bouteilles décoiffées, 
Et de financiers dédorés. 

Et puis, tout change et tourne en elle ;
L’aile de Cupidon connaît 
Ses sens, son cœur, sa tête, et l’aile 
Des moulins connaît son bonnet. 

Sa vie est un bruyant poëme ;
On soupe, on rit, point de souci, 
Et les verres sont de bohême. 
Et les buveurs en sont aussi. 

Ce monstre adorable et terrible 
Ne dit pas Toujours, mais Encor !
Et, rempli de nos cœurs, son crible 
Ne laisse passer que notre or. 

Hélas ! pourquoi ces laideurs basses 
S’imprimant toutes à la fois, 
Dieu profond ! sur ces jeunes grâces 
Faites pour chanter dans les bois !

IX

Buvez ! riez ! — moi je m’obstine 
Aux songes de l’amour ancien ;
Je sens en moi l’âme enfantine 
D’Homère, vieux musicien. 

Je vis aux champs ; j’aime et je rêve ;
Je suis bucolique et berger ;
Je dédie aux dents blanches d’Ève 
Tous les pommiers de mon verger. 

Je m’appelle Amyntas, Mnasyle, 
Qui vous voudrez ; je dis ; Croyons, 
Pensons, aimons ! et je m’exile 
Dans les parfums et les rayons. 

À peine en l’idylle décente 
Entend-on le bruit d’un baiser. 
La prairie est une innocente 
Qu’il ne faut point scandaliser. 

Tout en soupirant comme Horace, 
Je vois ramper dans le champ noir, 
Avec des reflets de cuirasse, 
Les grands socs qu’on traîne le soir. 

J’habite avec l’arbre et la plante ;
Je ne suis jamais fatigué 
De regarder la marche lente 
Des vaches qui passent le gué.

J’entends, debout sur quelque cime, 
Le chant qu’un nid sous un buisson 
Mêle au blêmissement sublime 
D’un lever d’astre à l’horizon. 

Je suis l’auditeur solitaire ;
Et j’écoute en moi, hors de moi, 
Le Je ne sais qui du mystère 
Murmurant le Je ne sais quoi. 

J’aime l’aube ardente et rougie, 
Le midi, les cieux éblouis, 
La flamme, et j’ai la nostalgie 
Du soleil, mon ancien pays. 

Le matin, toute la nature 
Vocalise, fredonne, rit. 
Je songe. L’aurore est si pure, 
Et les oiseaux ont tant d’esprit !

Tout chante, geai, pinson, linotte, 
Bouvreuil, alouette au zénith, 
Et la source ajoute sa note, 
Et le vent parle, et Dieu bénit. 

J’aime toute cette musique, 
Ces refrains, jamais importuns, 
Et le bon vieux plain-chant classique 
Des chênes aux capuchons bruns. 

Je vous mets au défi de faire 
Une plus charmante chanson 
Que l’eau vive où Jeanne et Néère 
Trempent leurs pieds dans le cresson.

Victor Hugo

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